L'artiste et la mort - David Bowie (1/4)
- Pierre-Edouard Grego
- 24 févr. 2023
- 5 min de lecture
Aujourd’hui nous allons parler de la mort, ce sujet aussi triste qu’inévitable, devenu au fil du temps un tabou inavouable.
Alors que la mort faisait partie de notre quotidien, il y a à peine cent ans, que ce soit à travers la miséreuse vie campagnarde ou à cause des guerres, celle-ci a disparu de notre représentation. La période que l’on vit nous amène à une marchandisation ou politisation du défunt, tiré parfois à l’absurde comme nous pouvons le voir dans cet extrait de The Big Lebowski.
(Ici, le personnage de Walter fait le parallèle de la mort de son ami, Donny, avec les morts de la guerre du Vietnam.)
Malgré ce tabou, la curiosité pour la mort n’a jamais cessé : que ce soit lors de la mort de Napoléon ou encore très récemment celle de Benoît XVI, les gens se pressent pour admirer le défunt, comme s’ils pouvaient capter un peu de leur essence spirituelle.
La mort est donc à la fois taboue et omniprésente, et ce n’est pas pour rien qu’elle est un sujet régulièrement traité dans l’art et particulièrement dans la musique. Cette dernière a depuis plus d’un siècle lentement évolué pour devenir un art beaucoup plus instantané qu’auparavant, permettant de traiter des sujets plus vastes et variés qu’auparavant.
Certains musiciens condamnés, comme David Bowie avec son Blackstar (2016), Johnny Cash avec American IV (2002), George Harrison avec Brainwashed (2002) et Freddie Mercury dans Innuendo (1991) de Queen, ont essayé de transcender leur mort pour nous livrer un dernier message. Qu'ont-
Nous allons donc explorer leur dernier album, afin de comprendre ce qu'ils veulent nous dire, en commençant par David Bowie.

David Bowie, le plus théâtral
"Everything Bowie did was theatre - even if we were having dinner, it was theatre.
Tout ce que Bowie faisait était du théâtre - même si nous dinions, c'était du théâtre."
Nile Rodgers (Chic)
David Bowie, de son vrai nom, David Robert Jones, est décédé des suites d’un cancer du foie qui s’est généralisé à l’âge de soixante-neuf ans. Depuis les années 2000, son état de santé ne cessait de décliner. Suite à plusieurs malaises cardiaques, il s’était d’ailleurs mis en retrait de la musique en 2004. Il avait surpris tout le monde en sortant un album en 2013, The Next Day, où il célébrait son retour non sans cynisme comme le montre cet extrait de la chanson-titre :
"Here I am, not quite dying, my body left to rot like a hollow tree
Me voilà, pas encore totalement mort, mon corps pourrissant comme un arbre creux."
En 2016, le chanteur sortait le jour de son anniversaire son dernier album, Blackstar. Pour cet album, l'artiste décidait de mélanger son rock habituel au jazz. Le rock, structurellement parlant, est souvent une écriture qui repose sur une structure assez simple, qui repose sur une idée couplet - refrain - solo qui est assez reconnaissable pour n'importe quelle oreille. Avec ce changement de genre, David Bowie pouvait explorer de plus grande variations musicales qui lui donnaient une plus grande latitude dans ce qu'il souhaitait dire.
Ce qui est intéressant chez David Bowie, c’est que sa mort est un summum de théâtralité, correspondant au personnage qu’il s’est constitué pendant toute sa carrière. Il a caché sa maladie à son entourage, et même à ses collaborateurs les plus anciens.
Il a décidé de faire de son départ une œuvre d’art, et de sa mort, un objet magnifié et stylisé. Par ailleurs, la dernière image que l’on a de David Bowie, dans son clip Lazarus, résume parfaitement cette mise en scène : le musicien est inexorablement attiré dans un placard qui fait étrangement écho à un cercueil…
Dans cette mise en scène, l'auteur souhaite avant tout parler de sa situation. La mort est omniprésente dans cet album qui parle de cette souffrance qu'il ressent. L’auteur utilise l'ironie et un certain sens du mot pour essayer de parler de cette fatalité qui pèse sur lui, comme dans Dollar Days. Cette chanson exprime le regret pour David Bowie de ne jamais revenir dans son Angleterre natale à cause de sa maladie.
"I’m falling down - It’s nothing to me - It’s nothing to see
Je chute - Ce n'est rien pour moi - Ce n'est rien d'important à voir"
Dans cette même chanson, l’artiste joue en permanence avec l’expression “I’m dying to" que nous percevons au début comme “j’ai envie de”, mais qui à force d’être assénée tout au long de la chanson, prend une toute autre ampleur. Le fade out, ce moment de fin dans une chanson, est utilisé presque comme un mantra afin de répéter inlassablement “I’m dying to - I’m trying to”. Bien que nous prenons ces phrases dans un premier temps au sens propre (J'ai envie de, j'essaye de), le terme "dying to", à force d'être répété, devient "dying too", et nous comprenons que cette chanson est une adresse à son public.
Depuis ses absences répétées à cause de ses problèmes de santé, les journalistes reprochaient régulièrement à David Bowie d'abandonner ses fans. En répétant ces paroles, l'artiste tente d'expliciter les efforts qu'il tente de déployer afin de ne pas décevoir ses fans. Il essaie (I'm trying to), mais la fatalité de sa mort l'empêche d'être à la hauteur. (I'm dying to / too.)
David Bowie décide de créer avec Blackstar une sorte d’incantation pour éviter le moment fatidique, il se réinvente pour montrer un nouveau personnage que les fans n’avaient jamais vu auparavant : il est devenu un homme nu face à la mort, face à cette peur qui l’oppresse et qui l’entoure, il est devenu le musicien face à sa propre existence, et finalement, face à sa propre image.
Dans cet album, le chanteur ne brouille plus les pistes comme il avait l'habitude de faire : il n’est plus Ziggy Stardust, Aladdin Sane ou The Thin White Duke. Il n'est plus David Bowie. Il livre son plus mystérieux personnage, celui que les fans ne connaissaient pas, celui de David Robert Jones. Il n’a plus le temps de jouer et c'est pourquoi il essaie de nous délivrer la clé de son art dans la dernière chanson, I Can’t Give Everything.
"Saying no but meaning yes -This is all I ever meant -That's the message that I sent
Dire non en voulant dire oui. C’est tout ce que j’ai voulu dire. C’est le message que j’ai envoyé"
Malgré cette honnêteté, David Bowie, par la même occasion, est celui de nos quatre exemples qui a le plus mystifié son départ. Il utilise volontairement le mythe de Lazare, l'homme ressuscité par Jésus, afin de donner un espoir à ses fans mais aussi à lui-même. L’homme qui venait d’ailleurs va revenir. Son combat n’est pas terminé, comme le démonte ses paroles de la chanson-titre.
"Something happened on the day he died - Spirit rose a metre then stepped aside - Somebody else took his place, and bravely cried
Quelque chose s’est passé le jour de sa mort - Son esprit s’est envolé d’un mètre et s’est mis de côté - Quelqu’un d’autre a pris sa place et a courageusement crié (pleuré)"
À travers ce dernier album, l’artiste tente de nous donner cet ultime espoir, cette impression folle que la mort n’est pas la fin. Son départ n’est que temporaire et il serait alors caché au loin pour préparer son retour.
Encore plus ironiquement, David Bowie insiste dessus après son décès dans une nouvelle musique intitulée No Plan. Programmée pour sortir un an après son anniversaire, les paroles sont encore plus frappantes.
"Here, there's no music here - I'm lost in streams of sound - Here, am I nowhere now ? No plan.
Ici il n’y a pas de musique. - Je suis perdu dans un flot de son. - Ici, suis-je nulle part ? Pas de projet."
Un constat fataliste, mais un effet d’éternité, la sensation que l’artiste nous envoie un message même après sa mort - et l’espoir que d’autres chansons soient prévues pour les fans pour des années à venir - peut-être pour nous rappeler que sa musique est toujours près de nous.
Car David Bowie, plus que quiconque, a fait de son décès une œuvre d'art ultime. Introspectif et à la fois mystique, l'homme qui venait d'ailleurs a utilisé sa musique pour donner à son adieu un goût d'éternité.
Bonjour P.E, je trouve le sujet de ton post très intéressant et surtout bien traité. Cela m'a permis d'en apprendre un peu plus sur David Bowie qui est un artiste que j'affectionne particulièrement. Mais je me dis que malgré le "piédestal" sur lequel je l'avais placé, et sans rien enlever à sa valeur d'artiste, cet homme était bien démuni face à sa mort annoncée. Quand tu écris "La mort est omniprésente dans cet album qui parle de cette souffrance qu'il ressent", je trouve vraiment dommage qu'après un tel parcours au service de son public, ce "modèle" de la jeunesse, n'ait pas acquis plus de sérénité. J'aurais aimé qu'il transcende ce passage obligé de la mort, pour faire passer un messag…