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Pierre-Edouard Grego

Scènes d'un couple

La neige surplombe le village d’Auros. L’herbe, pourtant verte quelques heures auparavant, était nappée d’un glaçage blanc et le paysage tout entier s’était transformé. Les décorations de Noël, les guirlandes et les panneaux lumineux prenaient alors tout leur sens au milieu de la grande rue enneigée. Les bonnets, doudounes et autres vêtements laineux semblaient enfin trouver une place au milieu de ce spectacle hivernal.

Les rues, toujours si peu peuplées, encore plus par ce temps glacial, avaient trouvé deux nouvelles victimes. Chloé et Yohann marchaient main dans la main sans montrer le moindre signe de cette température qui avoisine les négatifs, comme s’ils voulaient démontrer que l’amour était plus fort que l’hiver.

Cependant, le nez rouge de Chloé et les épaules renfermées de Yohann trahissent ce sentiment d’invincibilité. Ils continuent malgré tout ce pèlerinage au cœur de la modeste ville d’Auros. Chloé est ravie de montrer son école primaire ainsi que la boulangerie où elle avait l’habitude de passer ses fins de journée.

La devanture, d’ordinaire si blanchâtre, trouvait elle aussi une harmonie avec la neige qui tombait. Chloé continuait d’expliquer, enthousiaste, les souvenirs qui la reliaient à cette simple rue. Une fois, alors que sa sœur devait la chercher à l’école, Chloé, pleine d’espièglerie, s’était refugiée dans la boulangerie. Élodie, de trois ans son aînée, avait cherché pendant une bonne heure sa cadette, avant que, terrifiée à l’idée que quelque chose soit arrivée à sa sœur, elle décida de prévenir la police. La simple farce de Chloé était devenue une affaire locale. La jeune enfant, alors âgée de huit ans, se sentit tellement coupable qu’elle montra le bout de son nez que deux heures après.

Chloé racontait cette histoire avec délectation et une pointe de nostalgie. Yohann trouvait cette histoire horrible, triste pour Chloé comme pour Élodie, mais préférait ne rien dire. Après tout, chaque famille avait son lot de récits étranges que seules les personnes concernées pouvaient comprendre et apprécier. Il aurait pu raconter ce souvenir honteux, où, fatigué de son frère, il avait demandé à ce dernier de se cacher dans la poubelle et de ne pas en sortir jusqu’au retour de ses parents. Il avait juste oublié que c’était le jour où l’homme de ménage passait, et que ce dernier, voulant sortir les poubelles, avait eu la peur de sa vie.

Chloé regardait avec amour Yohann, même si elle n’osait pas le formuler clairement. Ces souvenirs, aussi simplistes qu’ils sont, étaient longtemps restés enfouis en elle. Elle les avait gardés précieusement, comme son petit trésor, et elle espérait faire passer un message à son conjoint en les partageants. Elle ne voulait pas griller les étapes, mais elle sentait le besoin de lui montrer l’amour qui grandissait en elle.

Le couple arrive devant l’église, et Chloé remarqua qu’étonnement, elle n’avait jamais franchi la porte d’entrée. Elle pensait que son message serait peut-être d’autant plus clair à l’intérieur d’un bâtiment religieux.

« Tu me trouves nul, c’est ça ?
- Pourquoi tu dis ça ?
- Tu n’es pas capable de me répondre ? Je vois… »

Impulsivement, Yohann s’éloigna de Chloé, et dès cet instant, il regretta ce petit caprice d’enfant-roi mal aimé qui tapait du poing pour avoir un peu d’attention. Mais il ne pouvait pas faire demi-tour, de quoi aurait-il eu l’air ? Il avait envie de se retourner et de crier « je ne veux pas te perdre Chloé, tu es la plus belle chose qui me soit arrivé depuis longtemps », mais il ne se sentait pas prêt. Et s’il se trompait ? Et si Chloé ne le voyait comme un objet de passage, une fantaisie pour mieux passer l’université ? Comment pourrait-il se relever d’une nouvelle désillusion ?

« Mais Yohann s’il te plaît, je connais des gens.
- C’est tout ce qui t’intéresse ? Ce n’est pas ces gens qui te reluquaient à la fenêtre quand t’avais quatorze ans ?
- Yohann, pas ici. Chloé tire le bras de Yohann pour l’amener à l’écart. Mais qu’est-ce qui te prend ?
- Je… je suis désolé. Ça me fait juste mal.
- Parce que je m’ouvre à toi ?
- Parce que tu me caches ! Tu me racontes tes souvenirs, et dès que tu croises quelqu’un que tu connais, tu traverses la rue.
- Je ne veux pas juste t’embêter. Tu connais pas la campagne, ils ne te lâchent pas une fois que la conversation est lancée.
- Et tu refuses que je rencontre tes parents. »

Yohann avait touché un point sensible, Chloé le savait. Mais que pouvait-elle dire ? Qu’elle avait peur que ses parents jugent la personne pour qui elle avait des sentiments ? Elle n’osait pas le dire, mais du haut de ses vingt ans, la jeune femme avait toujours besoin de l’approbation de ses parents. Elle savait aussi que Yohann ne pourrait la comprendre, lui qui est fâché depuis des années avec ses géniteurs.

« Je veux juste passer du temps avec toi, pas avec mes parents, ce n’est pas compliqué à comprendre.  Pour quelqu’un qui ne parle plus à ses parents…
- Je sais que tu tiens à eux.
- Mais je ne veux pas que tu te fâches avec, tu sais, ça me ferait énormément de peine.
- Je ne suis pas sortable, on y retourne.
- Non ! Parce que mes parents sont particuliers et –
- Je sais me tenir. Fais-moi confiance. »

Et c’était là le cœur du problème : Chloé n’arrivait pas à faire confiance mais ne pouvait pas non plus lui dire. Yohann le ressentait, et sans dire un mot, ils arrivèrent à la même conclusion : autant cacher ce problème sous le tapis. Pour l’instant, ils étaient heureux, profitaient de leurs vacances sans leurs amis, et estimaient que ces sujets-là devaient être réservés au quotidien, déjà problématique à mourir.

Ils reprenaient alors leur pèlerinage d’Auros, main dans la main, avec les problèmes enfouis sous la neige qui commençait à prendre de l’épaisseur.

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